i.
J’ai hérité d’elle tout un stock de produits pour les pieds : pieds secs, fatigués, crevassés, autrement abîmés, froids. Je ne les ai guère utilisés de son vivant, sauf quand elle s’occupait des miens ; dans ces cas-là, rien à faire, j’y avais droit.
Ses pieds étaient son trésor, pieds qui parcouraient inlassablement des distances énormes en ville, nécessairement en ville, Montreuil-Levallois aller-retour par exemple, et pas par le chemin le plus court. Je marchais moins, je chérissais moins mes pieds, je chérissais, moi aussi, les siens, très beaux du reste, à l’instar de ses mains. Ses pieds de marathonienne en ballerines, presque toujours en ballerines. Ses pieds de mine de rien.
Qui a des pieds comme ça
N’a pas de souci à se faire, ce sont
Des pieds pour partir tôt et revenir tard.
Moi, j’ai tant aimé te voir partir, trop heureux
D’attendre ton retour sûr et certain.
Voilà le secret d’une vie.
Uniquement
Quand ils ne t’ont plus
Permis de partir, tu n’es plus revenue.
Et ce n’est même pas vrai. En réalité, tu es
Partie si tôt, qu’avec de tels pieds
L’espoir est toujours permis.
ii.
Ses mains commençaient à avoir des taches de vieillesse, en rapport avec son teint mat. Je trouvais que ça lui donnait un air de femme rupine, très fortunée, malgré ses bijoux de fantaisie. Je ne lui ai pas dit, j’ai tacitement apprécié. En perdant ses mains de jeune femme, bénie à tout âge elle avait acquis des mains de millionnaire. Et ce millionnariat-là, je l’ai adoré.
Tu avais des mains pour des bagues
Des mains de luxe, d’oisive
Et pourtant, elles faisaient mille choses
Mille choses, et autant de caresses.
Elles cachaient bien leur jeu, ces mains.
C’est que les plus belles sont toujours celles
Qui cachent leur jeu.
S’il n’y avait pas de ces mains-là
Il n’y aurait pas de belles choses faites.
On aurait le luxe séparé de la beauté
La contemplation séparée de la création
Le travail pour soi-même séparé de celui pour les autres.
19 Juillet 2022
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire